Sous la menace de l’invasion russe, les musées ukrainiens cherchent à protéger leurs collections de la destruction et des pillages. Le Dr. Fedir Androshchuk, directeur du musée national de l’histoire de l’Ukraine, à Kiev, est en première ligne. Via des collègues suédois – pays où il travaille régulièrement –, ce spécialiste mondial de la culture viking nous alerte sur la situation actuelle du patrimoine culturel ukrainien.
Le personnel du Musée national de l’histoire de l’Ukraine, à Kiev, a démonté les expositions permanentes du musée et emballé les objets, avant de les cacher.. FEDIR ANDROSHCHUK
L’Ukraine fait face, depuis une semaine, à l’offensive de l’armée russe sur son territoire. Face à cette invasion militaire, la résistance s’est organisée. Dans les musées, à peine le conflit avait-il débuté que l’on se mobilisait pour protéger les collections. C’est le cas, par exemple, du Dr. Fedir Androshchuk, directeur du plus grand musée du pays, le musée national de l’histoire de l’Ukraine, à Kiev. Le riche fonds de ce musée – plus de 600.000 objets – comprend des pièces archéologiques de l'Âge de pierre jusqu’à la période contemporaine, des collections ethnographiques, des pièces de monnaie, des peintures, des livres, etc. (Fedir Androshchuk vient d’ailleurs de publier, sur le blog du musée, un remarquable article – en ukrainien – sur les trésors archéologiques, historiques et culturels du musée et, plus largement, de la ville de Kiev).
En cette période troublée, le responsable du musée doit toutefois composer avec l’absence d’instructions officielles. "En tout premier lieu, j’avais espéré pouvoir sauver les collections du musée en envoyant les objets les plus précieux par avion en Suède (un pays où il travaille régulièrement, ndlr), mais je n’ai reçu aucune réponse de la part du Ministère de la Culture et de l’Information ukrainien. D’après ce que j’ai pu comprendre, il s’agissait pour eux de limiter le vent de panique", explique cet éminent spécialiste de la culture viking (en particulier des épées) dans une déclaration écrite qui nous a été traduite et transmise par des collègues suédois de l’archéologue, chargés de relayer son message d’alerte sur le danger imminent qui menace le patrimoine culturel ukrainien.
Des objets vikings à l’abri au Danemark
Certains objets du musée, par un heureux concours de circonstances, se trouvent à l’abri à l’étranger : ils ont été prêtés peu de temps avant le début du conflit au musée Moesgård d’Aarhus (Danemark), pour une exposition temporaire sur les Vikings Rus. Trois autres institutions ukrainiennes ont d’ailleurs, elles aussi, fourni des pièces de leurs collections pour cet événement, ce qui leur a permis, sans le savoir, de mettre ces artefacts en sûreté. "Au total, nous avons accueilli plus de 700 objets prêtés par quatre musées en Ukraine ; la plupart proviennent du musée national de l’histoire de l’Ukraine, détaille Pauline Asingh, archéologue et responsable des expositions au musée Moesgård. Ce sont des objets de très haute qualité, notamment issus de tombes de haut rang fouillées à Kiev – tombes qui démontrent les liens étroits entre Kiev et la Scandinavie aux 10e-11e siècles. On y retrouve des épées, des ornements vestimentaires en argent, de l’équipement pour chevaux, des pièces de jeu en verre, etc."
Ces bijoux en or du 7e ou 8e siècle font partie des objets du Musée national de l’histoire de l’Ukraine actuellement en prêt pour une exposition temporaire au Danemark, et donc à l’abri des pillages ou des destructions qui menacent le patrimoine ukrainien. Crédits : Rógvi N. Johannesen
Pour protéger le reste des collections de son musée, Fedir Androshchuk a agi en se fondant… sur des directives datant de la période soviétique. "Avant l’invasion, [il n’y] n’avait pas de politique de crise précise pour les musées. Il existe des instructions, datant de la période soviétique, sur ce que les musées doivent faire en cas de conflit armé – décrocher et cacher les objets selon un certain ordre de priorité et de documentation, expose-t-il. Le problème est de savoir comment suivre ces instructions lorsque l’on manque de temps et de ressources. Vous ne pouvez pas forcer les employés à venir et travailler dans de telles circonstances. Nombreux sont ceux qui fuient avec leurs familles." Heureusement, lui explique avoir pu compter sur le soutien sans faille du personnel du musée. "Je suis extrêmement fier de mes collègues. Beaucoup sont venus (…) et ont aidé à démonter les expositions permanentes, à emballer les objets, avant de les cacher", écrit-il.
La peur des pillages et des destructions
La situation n’est pas stabilisée pour autant. Le plus dur commence, même, à lire les mots du chercheur : il s’agit de protéger les collections contre le pillage. La crainte est fondée. "De nombreuses découvertes archéologiques faites en Ukraine au 19e siècle et au début du 20e siècle sont déjà au sein des plus importants musées russes", explique l’archéologue. Et à la suite de l’annexion de la Crimée, région située au sud de l’Ukraine, par la Russie en 2014, les pillages auraient repris. "Il y a des éléments prouvant que des objets découverts lors de fouilles archéologiques [dans la région] ont été envoyés au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg", affirme Fedir Androshchuk.
Pour faire face à la menace, lui et deux de ses collègues ont décidé de rester 24 heures sur 24 dans le musée, malgré des conditions de plus en plus précaires : "Des complications viennent s’ajouter – le système d’égouts et l’approvisionnement en eau ne fonctionnent pas, mais nous avons avec nous un peu de nourriture et d’eau potable", raconte l’archéologue. "Je l’ai eu au téléphone mardi midi. La fatigue, l’inquiétude, la pression se font de plus en plus fortes, mais ses collègues et lui sont toujours en vie et les collections sont toujours intactes", confirme Joakim Malmström, à la tête de la direction nationale du patrimoine de Suède, et qui fait partie des relais de l’archéologue à l’étranger.
Les pillages ne sont pas la seule menace. Fedir Androshchuk craint aussi la destruction, non seulement du musée, mais aussi du riche patrimoine alentour. L’établissement culturel est en effet localisé dans le quartier historique de Kiev, où l’on trouve plusieurs édifices religieux importants : la cathédrale Sainte-Sophie, classée au patrimoine mondial de l’Unesco ; l’église baroque Saint-André de Kiev, qui aspire à être inscrite, elle aussi, sur la liste de l’organisme onusien ; les ruines excavées de l'église médiévale de la Dîme, premier édifice religieux en pierre dans le monde slave oriental (11e siècle) ; ou encore l’église Saint-Cyrille (le monument le plus célèbre du 12e siècle à Kiev). Or, tous ces bâtiments se trouvent, comme le musée, à proximité de "cibles potentielles" : les sièges du service de sécurité ukrainien et des forces frontalières. Le risque qu’ils soient victimes de dommages collatéraux n’est donc pas négligeable, selon Fedir Androshchuk.
La cathédrale Sainte-Sophie fait partie du riche patrimoine architectural de l’Ukraine. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco, elle est située dans le quartier historique de Kiev, à proximité de "cibles potentielles" de l’armée russe : les sièges du service de sécurité ukrainien et des forces frontalières. Crédits : Sergiy Ventseslavsky CC BY-SA 4.0
Situation variable dans le reste de l’Ukraine
En dehors de Kiev, d’autres emblèmes du patrimoine culturel ukrainien sont menacés, à des degrés variables. L’île des Serpents, située en mer Noire (sud de l’Ukraine) et connue depuis l’Antiquité – les Grecs y avaient construit un temple en l’honneur du héros légendaire de la guerre de Troie, Achille, qui y aurait passé son après-vie selon le poète lyrique Pindare (518 av. J.-C. – 438 av. J.-C.) –, a été bombardée et envahie par les Russes le 24 février 2022. Le musée d’histoire locale d’Ivankiv, à 80 kilomètres environ au nord-ouest de la capitale, a lui été incendié, d’après le Musée d'histoire naturelle de Virginie (États-Unis), cité par le New York Times. Quant à l'avion ukrainien An-225 "Mriya", le plus grand avion de transport de fret au monde (88,4 m d’envergure, 84 m de longueur), qui avait été développé dans le cadre du programme spatial soviétique, il a été détruit.
À l’inverse, Fedir Androshchuk signale avoir reçu des nouvelles rassurantes de différents musées du pays, à Vinnytsia et Jytomyr (ouest de l’Ukraine), à Soumy (est) et à Tchernihiv (nord) : "Leurs principales collections ont pu être décrochées et mises sous protection." Mais pour combien de temps ? L’archéologue se veut très prudent. "Il n’y a aucune garantie que le patrimoine culturel ukrainien ne sera pas volé et transféré dans les musées russes, en sachant notamment que la ville de Kiev occupe une place particulière pour Poutine dans son interprétation de l’histoire de la Russie et de ses racines", explique-t-il. "Kiev a été la "première ville" de Russie et le siège de la principauté – la Rus’ – de Kiev (qui a existé du milieu du 9e au milieu du 13e siècle et constitue la plus ancienne entité politique commune à l'histoire des trois États slaves orientaux modernes : Biélorussie, Russie et Ukraine, ndlr). C'est la raison pour laquelle Kiev, et ses environs, présentent un intérêt particulier dans l'écriture de l'histoire de Poutine", confirme Charlotte Hedenstierna-Jonson, professeure associée au département d’archéologie et d’histoire ancienne de l’université d’Uppsala, en Suède. Avant de préciser : "Il est très important de souligner qu'il s'agit de l'interprétation de M. Poutine, et non de l'opinion générale des universitaires russes. Ces derniers ont pris une part active et très précieuse dans le travail pour nuancer l’interprétation poutinienne de l'ancienne Rus de Kiev et de son héritage. Le problème c’est que, comme à l'époque soviétique, ils ne sont aujourd’hui plus libres de l'exprimer."
Des craintes existent que les précieuses collections d’objets scythes détenues par les musées ukrainiens (ici le détail d’une décoration pectorale en or du 4e siècle avant notre ère, musée ukrainien des artefacts historiques, à Kiev) puissent être pillées et transférées en Russie. Crédits : Sputnik / AFP
Une récolte de fonds bientôt lancée en Suède ?
Alors que les menaces se font de plus en plus fortes sur le patrimoine culturel ukrainien, des initiatives commencent à voir le jour, principalement en Suède, où les confrères de Fedir Androshchuk se montrent très actifs. "En plus de notre travail d’information auprès des médias et du grand public, qui vise à attirer l’attention du monde sur les dangers qui menacent le patrimoine culturel ukrainien, nous intervenons auprès des politiques afin qu’ils fassent tout leur possible pour que la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé soit respectée, détaille Joakim Malmström. La prochaine initiative, c’est la mise en œuvre d’une collecte de fonds, qui servira pour la restauration du patrimoine endommagé."